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Thomas Brunet raconte… Chants of Sennaar
Le jeu de Rundisc a pris tout le monde par surprise. Thomas Brunet, son compositeur, revient sur son processus créatif, ses inspirations, et aussi sur l'importance d'enregistrer de vrais instruments.
Inconnu des joueurs et joueuses il y a encore quelques mois, Thomas Brunet signe la BO d’un des jeux les plus importants et inoubliables de l’année.
Figurant déjà dans la liste des favoris au GOTY de plusieurs médias de renom, Chants of Sennaar est un jeu sur le langage qui, paradoxalement, est très peu loquace. C’est dire si la musique y revêt une importance capitale.
Tu fais une entrée fracassante dans le monde de la musique de jeux vidéo grâce à Chants of Sennaar, mais j’imagine que tu composes depuis longtemps. Peux-tu me parler de ton parcours ?
Thomas Brunet : J’ai commencé la musique en tant que percussionniste dans des orchestres, puis dans des formations rock, jazz, métal, en plus de quelques années de cours de piano. En parallèle de mes études de Lettres, et plus tard, de mon travail d’enseignant de Français, j’étudie l’orchestration et l’harmonie dans plusieurs conservatoires différents à cause des mutations successives à travers la France.
Des artistes Bordelais auprès de qui j’ai étudié, comme Jérémie Malodj, m’ont transmis leur amour pour toutes sortes de musiques traditionnelles, du Brésil à La Réunion. Depuis j’ai fondé une chorale de chants traditionnels qui s’est transformé en trio percus-guitare-voix, et je dirige un ensemble de percussions brésilienne en région Bordelaise.
J’ai appris la guitare en autodidacte et je continue à amasser des instruments traditionnels que je n’ai pas le temps d’apprendre à jouer. J’ai commencé à composer à la guitare, puis j’ai repris le piano. Tout confondu, je compose depuis mes seize ans.
Comment tu as vécu, et continue de vivre le succès de Chants of Sennaar ? Tu sens que ça t'ouvre déjà des portes ?
TB : J'ai été assez surpris comme tout le monde dans l'équipe. On savait que les journalistes avaient aimé le jeu mais personne ne pensait qu'on allait faire un aussi bon début, surtout en sortant en Septembre 2023.
Maintenant l'effet boule de neige doit se poursuivre à l'étranger, mais en France on a eu beaucoup de pub. Les tweets de Jason Schreier et d'autres ont pas mal aidé à faire connaitre le jeu aux US. Dans tous les cas Focus et Rundisc savaient bien que si le jeu devait avoir du succès, ce serait sur la durée et par le bouche à oreille.
J'ai l'impression que ça continue à se propager donc tout fonctionne comme prévu, et même mieux que prévu. Concernant les retombées pour moi, elles sont difficiles à évaluer si tôt après la sortie, mais oui, il y en a déjà.
Comme beaucoup de développeurs indépendants, les compositeurs sont confrontés à un marché chargé où il est difficile de se faire une place. Mais depuis la sortie j'ai beaucoup moins de mal à expliquer ce que je fais. La couverture médiatique et le bouche à oreille ont été tels que beaucoup de professionnels ont entendu parler de Chants of Sennaar et certains y ont joué, ce qui facilite les rencontres.
C'est effectivement plus facile d'ouvrir des portes, j'ai moins de mal à communiquer et à obtenir une réponse. Sans compter la sortie du l'OST et du vinyle ainsi que les diverses invitations à des conférences.
Je suis d'autant plus reconnaissant que certains attendent dix ans avant d'avoir ce genre de diffusion, donc je ne pourrais pas être plus heureux.
Enregistrer de vrais instruments coûte cher, et le budget d’un « petit » jeu indépendant comme celui de Rundisc n’est pas illimité. Était-ce une exigence de ta part ou une volonté du studio dès le départ ?
TB : Ni l’un ni l’autre ! A l’origine de Chants Of Sennaar il y a une volonté de faire un jeu poétique et « à taille humaine », mettant l’accent sur la sensibilité et l’empathie.
J’ai donc proposé deux façons de faire à Rundisc, l’une étant plus représentative de ce qui se fait généralement dans le jeu indé, à savoir une bande son créée en home studio avec une majorité d’instruments virtuels. Dans cette configuration, je propose d’interpréter et d’enregistrer moi-même les guitares, le bouzouki irlandais, diverses flûtes traditionnelles au mieux de mes capacités, ce que j’ai d’ailleurs fait pour les maquettes (les brouillons qui servent à itérer et à valider les idées musicales avec les développeurs).
La deuxième option était d’aller dans un studio professionnel et d’embaucher des musiciens et des techniciens pour s’assurer que certaines parties solistes bénéficient de la richesse émotionnelle que seule la performance d’un interprète aguerri peut offrir. Rundisc a été convaincu par l’intérêt de cette seconde offre dans le cadre de Chants Of Sennaar.
A ce stade, seuls deux essais avait été composés, mais je savais déjà que je voudrais idéalement un violoncelle et un hautbois. Plus tard, au fil de la composition et à mesure que mes démarches auprès du Studio Du Bassin aboutissaient à une meilleure estimation des coûts, j’ai pu envisager d’enregistrer les flûtes, qui sont omniprésentes dans la musique du jeu.
Le violon s’est imposé pour certains passages plus virtuoses, mais aussi pour ajouter du timbre aux sections de cordes virtuelles que j’utilise dans les passages plus chargés de l’OST. Nous avons décidé plus tard de faire une seconde session d’enregistrement pour ajouter les clarinettes et le chant.
La décision d’enregistrer six musiciens et 11 instruments ne s’est donc pas prise dès le début, et le budget lui-même a un peu évolué, notamment lorsque Rundisc a voulu faire appel à une chanteuse pour le thème principal du jeu.
Je voudrais souligner que j’ai eu un accompagnement artistique et humain exceptionnel et des musiciens de haut vol. J’ai écrit la musique mais il s’agit aussi d’un travail d’équipe où toutes et tous ont mis de côté leur ego pour produire la meilleure version possible de cette musique.
Les compositeurs de musique de jeux vidéo travaillent très différemment selon les projets. Comment ça s’est passé pour Chants of Sennaar ? Tu as pu jouer à des versions bêta pour te guider, ou tu as tiré toute ton inspiration d’artworks et de concept arts ?
TB : J’ai commencé par faire deux démos sous forme de maquettes virtuelles agrémentées d’enregistrements fait dans mon studio, pour valider ma participation au projet.
Pour ce travail-là j’avais déjà une bonne masse d’informations sur le jeu, les premiers peuples de la tour, et une ligne directrice assez claire, ainsi que quelques artworks. Ensuite, j’ai eu accès à un build du jeu qui comprenait les deux premiers niveaux et une partie du troisième. La plupart des éléments étaient déjà là, donc j’avais une très bonne idée de ce qu’allait donner le jeu final.
Rundisc avait déjà réfléchi de manière très précise à ce qu’ils voulaient, tout en laissant une bonne place à l’expérimentation, ce qui représente un confort de travail idéal. Je dois dire que j’ai rarement vu un tel niveau d’organisation et c’est sans aucun doute un des atouts qui a permis un processus fluide du début à la fin. C’était plaisant de bénéficier du même niveau de préparation et d’attention que n’importe quel autre aspect du jeu, tout en sachant que je pouvais être force de proposition si d’une manière ou d’une autre je pouvais rendre l’expérience de jeu meilleure.
Les questions relatives à l’interactivité, à la présence de la musique, à son absence, à la place à donner à tel morceau, étaient fréquentes, et toutes les décisions étaient prises de manière pragmatique pour servir le jeu et nous éviter des problèmes inutiles. Rundisc était déjà bien rôdé dans l’art de mesurer le ratio bénéfices/investissements. Si le travail à fournir était plus important que les bénéfices qu’on pouvait obtenir, ou si le jeu n’était pas rendu significativement meilleur, on renonçait à une idée et on passait à la suite.
Comme le dit Julien Moya, le directeur artistique du jeu en interview, quand on n’a pas de capacité de production et d’adaptation, il faut tout prévoir, réduire le scope à son essentiel, et éviter à tout prix les décisions à même d’entraîner un retard ou une période de crunch. D’ailleurs il n’y en a pas eu, ce qui montre leur immense travail de préparation.
Le langage, l’apprentissage, la connaissance et le métissage sont des thèmes essentiels de Chants of Sennaar. Comment les as-tu infusés dans ta musique pour le jeu ?
TB : J’ai vite su que j’allais trouver mon compte créativement dans ce projet. En tant qu’enseignant mais aussi en tant que littéraire, ce sont des problématiques qui m’ont suivies toute ma vie.
La poésie et la musique ont parfois été le même art et sont liés par le rythme et le jeu. La réflexion profonde qu’il y a derrière Chants Of Sennaar me parle, parce que ce que disent Julien et Thomas en utilisant d’autres moyens que les miens, c’est que les disciplines et les expériences humaines ne sont pas étanches, il y a des passerelles, des liens dont on a impérativement besoin, surtout en ce moment.
L’idée du métissage est la plus prépondérante dans ma musique, et même dans la musique de manière générale. De même que Chants Of Sennaar est le fruit de plusieurs sources d’inspirations diverses, la musique du jeu représente un état de l’évolution musicale croisée de ces cultures fictives que l’on découvre petit à petit.
Là où un de ces peuples fictifs a plutôt développé les instruments à cordes, les lyres anciennes et les percussions à mains, un autre se sera tourné vers les aérophones (flûtes, didgeridoo, mey, duduk…) ou vers les différentes façons de faire jouer la voix humaine. A la manière de la direction artistique du jeu qui prend appui sur des designs architecturaux existants et fusionnés pour donner une « familiarité étrange » à l’univers, la musique fait la même chose sur le plan abstrait.
Le plus grand défi de cette conception a été de raconter une seule et même histoire avec cinq univers musicaux très différents. J’ai cherché un moyen de connecter toutes ces cultures qui ne se parlent plus, mais partagent pourtant un lieu de vie, une partie de leur histoire ancestrale. Le violoncelle et le hautbois, qui étaient mes choix initiaux, devaient à l’origine servir de fil rouge en évoquant respectivement la tour et l’état émotionnel du personnage principal. J’ai un peu étoffé leur rôle mais cette idée m’a permis de me rendre compte que les instruments réels, qui devaient quoi qu’il arrive être centraux, constituaient aussi le meilleur moyen de créer du lien entre les peuple, musicalement cette fois.
Le lien et le dialogue sont organisés de manière rythmique et mélodique dans la musique du jeu. Par exemple, quand vous êtes dans une salle avec un terminal, la musique est une version fragmentée et diffuse du thème que l’on retrouve dans la partie de cache-cache, qui représente la manière la plus directe d’interagir avec un PNJ alors qu’on ne comprend pas sa langue.
Les mélodies tiennent une place importante dans la musique du jeu, ce qui va un peu à l’encontre de ce qu’on pourrait attendre d’un jeu de réflexion où il ne faut pas perturber le joueur, et ça a demandé un travail supplémentaire en matière d’implémentation. Mais il y a aussi un fil rouge rythmique un peu planqué, qui ne repose pas sur la répétition mais sur le canon : beaucoup de ces mélodies entonnées par un instrument sont doublées en décalé par un autre, parfois dans la même mesure, ce qui donne l’impression d’un babil hésitant, d’une sorte de proto-dialogue où les instruments semblent vouloir jouer à l’unisson sans jamais vraiment y arriver.
Quant au thème de la connaissance, il est traité directement par le jeu, mais parfois la musique peut compléter ce qu’on voit. C’est par exemple le cas avec le morceau qui deviendra « The Cogs of Science » sur l’album, où l’imbriquement des chants et des contre-chants évoque le système de pensée logique des personnages.
Comme la progression du joueur est basée sur ses connaissances, il arrive que la musique en sache plus que lui. Il peut y avoir un décalage entre notre façon de voir l’autre et ce qu’il est réellement. La musique peut parfois mener le joueur à se questionner sur son jugement, voire même sur les hypothèses qu’il a consignées dans le journal, car elle informe sur la manière de penser des peuples de la tour.
En écoutant la BO, on se rend vite compte que celle d’Austin Wintory pour Journey a été une grande inspiration pour toi. Dirais-tu qu’il y a eu un avant et un après la sortie du jeu en 2012, en termes de composition musicale pour les jeux (indé) ?
TB : Je ne peux pas parler au nom de mes confrères, mais il y a eu un avant et un après Journey chez les joueurs, et dans l'industrie musicale à travers sa victoire aux Grammys.
L'approche expérimentale d'Austin Wintory (héritée entre autres de Jerry Goldsmith) et sa façon de métisser les cultures sont de formidables moteurs à la fois dans ma vie et dans ma carrière. Il est un bon exemple de ce qu’un compositeur peut apporter à un projet, et plus largement, à l’industrie toute entière puisqu’il agit au-delà de son rôle de compositeur, à travers des initiatives comme le Game Makers Notebook [podcast dans lequel Wintory interview ses pairs, ndlr], ses nombreuses interventions publiques ou la fondation pour l’éducation par la musique à Los Angeles. Pour moi sa curiosité est sa véritable force, et il rivalise sans peine avec les meilleurs.
Y a-t-il d’autres compositeur·ices de musique de jeux vidéo qui t’inspirent particulièrement ?
TB : Je pense que Christophe Héral a été un des premiers à me toucher avec la musique de Beyond Good and Evil en 2003. C'est aussi une BO profondément humaine, pleine d'humour et de simplicité, et encore une fois le jeu lui-même porte un peu les mêmes valeurs.
Globalement tous les mélodistes sont mes héros, surtout s’ils utilisent des intruments ou des techniques de jeu intéressantes, un peu rugueuses, quelque chose d’inattendu ou de bizarre. Voici pêle-mêle celles et ceux qui m’ont marqué autant sinon plus qu’Austin Wintory, ainsi que ce que je considère comme leur meilleure réussite, très subjectivement :
Jessica Curry et l’incroyable BO de Everybody’s Gone To The Rapture
Marcin Przybyłowicz pour The Witcher 3
Matt Uelmen pour Diablo II
Brian Tyler pour Assassin’s Creed Black Flag
Sarah Schachner pour Assassin’s Creed Origins
Olivier Derrivière pour Remember Me
Comme beaucoup de gens, la série Mass Effect a aussi défini mes goûts en matière de musique électronique.
Comme toujours, j’aime que mes invité·e·s me parlent de la musique qu’iel aiment. Alors Thomas, qu’est-ce que tu écoutes ces temps-ci ?
TB : Je conseille à ceux qui aiment l’OST de Chants Of Sennaar de jeter une oreille à tous les travaux de reconstitution de la musique ancienne un peu partout dans le monde.
J'aime particulièrement les alentours de la mer noire, mais vous trouverez partout des interfaces entre des cultures, des religions, des peuples qui ont cohabités avec plus ou moins de succès pendant des siècles.
Avant tout ce sont des musiciens ou des groupes traditionnels qui sont à l’origine de ma curiosité pour ces musiques. Généralement des gens qui font aussi un travail de contextualisation et de médiation. La musique ne naît pas ex-nihilo, elle est le fruit d’une culture, d’une époque, et comme la langue, elle évolue constamment !
Un chant ou un rythme a parfois un sens religieux, rituel, social, et plus on creuse ces rapports-là, y compris en observant les gens qui les modernisent, plus on s’enrichit professionnellement et personnellement.
Je pense à des gens comme Renata Rosa et Dominguinhos au Brésil, Danyèl Waro à La Réunion, Karolina Cicha en Pologne, Muszikas en Hongrie, Sona Jobarteh en Gambie, Benat Achiary au pays basque, et la liste s’allonge de jours en jours.
Ce qui est bien avec la musique traditionnelle, c’est que c’est infini. C’est un peu la tour de Chants Of Sennaar. Même après avoir fini le jeu, on veut en savoir plus. On n’a jamais fini d’étudier une culture, et on ne peut pas étudier toutes les cultures. Mais bon, on peut essayer. Malgré tout son ancrage dans les différentes sociétés dont elle est issue, la musique reste une des formes d’art les plus abstraites, ce qui lui donne une portée universelle qui peut (parfois) permettre de rapprocher.
Le danger c’est de se noyer dans le flot continu. En général quand je tombe sur une sonorité qui me fait dresser l’oreille, j’aime bien approfondir et savoir d’où elle vient, sans forcément laisser un algorithme me proposer autre chose, même si c’est parfois agréable aussi.
Sinon, en ce moment, j’alterne entre l’OST de Baldur’s Gate 3 de Borislav Slavov et celle de How To Train Your Dragon de John Powell. Mais j’ai surtout hâte de jouer à Stray Gods...
As-tu d'autres projets en cours dans la musique de jeux vidéo desquels tu peux parler ?
TB : Outre que j'aimerais beaucoup retravailler avec Rundisc et Focus Entertainment à l'avenir, je peux déjà dire que plusieurs projets sont en préparation, notamment un MOBA dont j'ai travaillé sur le prototype et qui cherche des financements.
Parallèlement à mon travail, j'aimerais beaucoup oeuvrer pour les futurs compositeurs de jeu vidéo en région Bordelaise car les formations sont encore limitées. Je devrais pouvoir communiquer là-dessus plus concrètement dans les prochains mois.
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Écoutez la bande originale de Chants of Sennaar sur la plateforme de votre choix.
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Thomas Brunet raconte… Chants of Sennaar
Merci beaucoup pour cette super interview et pour toutes ces recommandations ! J'ai même eu un petit instant de nostalgie en pensant à "Remember me".
Encore une interview de qualité ! Quel plaisir d'avoir ce temps d'échange avec les gens derrière les ost de nos jeux